Le 17 janvier 1961, l'ancien Premier ministre congolais
Patrice Lumumba était assassiné. Une mort tragique orchestrée
depuis Léopoldville, Bruxelles et Washington. Et sur laquelle la
justice belge a récemment décidé d'enquêter.
Il y a de la barbarie dans l'exécution de Patrice Lumumba, sur
laquelle la justice belge a décidé, le 12 décembre, d'ouvrir une
enquête. Le 2 décembre 1960, quand l'ancien Premier ministre est
exhibé à l'aéroport de Léopoldville (Kinshasa), après sa capture sur
la route de Stanleyville (Kisangani) par Joseph-Désiré Mobutu, le
chef d'état-major de l'armée congolaise, il n'est déjà plus traité
comme un homme. Le soldat qui le saisit par les cheveux et lui
relève la tête pour le montrer aux caméras... L'image reste dans
toutes les mémoires. Le vainqueur des élections de mai 1960 n'est
plus qu'un trophée de chasse.
Le dernier jour de sa vie, le 17 janvier 1961, ses bourreaux sont
d'une cruauté indicible. Dans le DC-4 qui l'emmène de Moanda à
Élisabethville (Lubumbashi), ses gardes congolais sont imbibés de
whisky. Ils le frappent si fort, à coups de pied, à coups de crosse,
que le commandant de bord belge leur fait remarquer que des
mouvements aussi brusques menacent la sécurité de l'avion. À
l'atterrissage, avec ses deux compagnons de supplice (Joseph Okito
et Maurice Mpolo), il est encore roué de coups. Un sous-officier
belge participe au lynchage. Dans la villa où ils sont gardés avant leur
assassinat, plusieurs ministres du gouvernement katangais s'y
mettent à leur tour. « Le costume de Moïse Tshombe [président
autoproclamé du Katanga, NDLR] était tâché de sang », dira le
lendemain son chef de cabinet. À 23 heures, c'est l'exécution. Dans
une clairière, un capitaine belge commande le peloton, composé de
quatre Congolais. Tshombe est là, avec ses ministres. Et, comme si
cela ne suffisait pas, quelques jours après la rafale mortelle, les
corps des trois suppliciés sont découpés et dissous dans un fût
d'acide sulfurique par deux policiers belges. Le degré zéro de
l'humanité.
À l'origine de cette cruauté, la peur qui s'est emparée des
Blancs du Congo. Pourquoi ce sous-officier belge
frappe-t-il Lumumba, ce 17 janvier 1961 ? Parce qu'il veut « venger »
les femmes blanches violées six mois plus tôt à Thysville
(aujourd'hui Mbanza-Ngungu), à 150 km au sud-ouest de Léopoldville.
Dans le
Congo
de l'époque vivent plusieurs dizaines de milliers d'Européens, des
Belges pour la plupart. Comme l'Algérie, comme l'Afrique du Sud, le
Congo est une colonie de peuplement. La presse anglo-saxonne compare
volontiers ce pays au régime d'apartheid d'Afrique du Sud. Chez les
ultras belges du Katanga, le colonel Massu, le chef des
parachutistes français d'Alger, est un héros. « Ce que fut le Congo
belge est devenu un chaos », a lancé Baudouin, le roi des Belges,
trois semaines après l'indépendance, le 21 juillet 1960. Et pour
lui, l'homme du chaos, c'est Lumumba. En septembre, le Parlement
belge a voté des fonds secrets pour financer le camp anti-Lumumba. À
la tête de l'Opération des Nations unies au Congo (Onuc),
l'Américain Andrew Cordier a confié à l'un de ses proches :
« Nkrumah est le Mussolini d'Afrique, et Lumumba son petit Hitler. » Et
le numéro un des services secrets belges à Léopoldville, le colonel
Marlière, qui appelle Lumumba Satan dans ses messages codés, a
affirmé : « Cet homme doit être supprimé, c'est une oeuvre de
salubrité publique. »
Racisme
La peur, donc, mais aussi une bonne dose de racisme ordinaire. En
2001, une commission parlementaire belge dira pudiquement qu'« en
1960, la mentalité de certains Belges demeurait imprégnée de
colonialisme. » Dans les années 1950, l'évêque du Katanga, Mgr de
Hemptinne, déclarait encore que « la race noire (n'avait) rien
derrière elle. Peuple sans écriture, peuple sans Histoire, sans
philosophie, sans consistance aucune... » L'autre ressort de cette
cruauté, c'est l'anticommunisme. En juillet 1960, Lumumba a commis
la maladresse de demander l'aide des Soviétiques pour transporter ses
troupes jusqu'au front katangais. Le 18 août, à Washington, le
président Eisenhower a présidé une réunion du Conseil de sécurité
nationale. Le directeur de la CIA, Allen Dulles, a plaidé pour
l'élimination physique de Lumumba. « Il y eut un silence de quinze
secondes, puis le meeting se poursuivit », racontera un témoin. D'où
la fameuse tentative d'empoisonnement avec un dentifrice spécial.
« Si Lumumba se brosse les dents avec, il attrapera une poliomyélite
foudroyante. Ni vu ni connu », avait alors confié un tueur
professionnel à Larry Devlin, le chef de la CIA au Congo...
Les hommes clés de l'affaire
- Gaston Eyskens (1905-1988), Premier ministre belge
de juin 1958 à avril 1961, il est habile et coriace. Les coalitions
changent, mais lui, l'ancien professeur à l'université catholique
de Louvain, reste aux affaires. La preuve : en août 1960, il résiste
à une offensive du roi Baudouin, qui le trouve trop modéré sur le
dossier congolais et veut le débarquer.
- Le comte Harold d'Aspremont Lynden (1914-1967),
ministre des Affaires africaines de septembre 1960 à avril 1961.
Aspremont, c'est le Foccart de Bruxelles. Ancien résistant, il est
au cabinet du Premier ministre quand le Katanga fait sécession.
Aussitôt, Eyskens l'y envoie comme proconsul, puis lui confie les
commandes du Congo à Bruxelles. Le mot d'ordre du 6 octobre :
« L'objectif principal est évidemment l'élimination définitive de
Lumumba », c'est lui. Le télex du 16 janvier à Élisabethville, c'est
encore lui.
- Joseph Kasa-Vubu (1915-1969), premier président de la République du Congo à partir du 30 juin 1960.
- Le colonel Joseph-Désiré Mobutu (1930-1997),
chef d'état-major de l'armée congolaise à partir du 5 juillet 1960.
Le 14 septembre, il « neutralise » Kasa-Vubu et Lumumba et prend le
pouvoir une première fois
- Victor Nendaka (1923-2002), directeur de la
Sûreté congolaise à partir de septembre 1960. Très brillant, il est
d'abord le bras droit de Lumumba, puis celui de Mobutu.
- Le colonel
Louis Marlière (mort en mai 2000), chef des services belges à
Léopoldville et conseiller de Mobutu à partir de juillet 1960.
- Larry Devlin (1922-2008), chef de la CIA au Congo de 1960 à 1967.
Diabolique
Un jour, Lumumba a dit : « Si je meurs demain, ce sera parce
qu'un Blanc aura armé un Noir. » C'est après la pénible scène de son
arrestation, en décembre 1960, que les Belges et les Américains
conçoivent ce plan diabolique : faire éliminer Lumumba par ses
frères congolais. À Léopoldville ? Non. Mobutu lui-même est réticent. Il
a été très proche du leader du Mouvement national congolais (MNC).
Il connaît son charisme au Congo et sur tout le continent - en 1958,
lors d'une conférence à Accra, Lumumba a fraternisé avec Nasser,
Nkrumah et Sékou Touré. Rusé, Mobutu sait que, s'il porte la
responsabilité directe de la mort de Lumumba, il le paiera un jour.
Par ailleurs, le 24 novembre, les Nations unies ont reconnu le
gouvernement de Kasa-Vubu aux dépens de celui de Lumumba (53 voix
contre 24). Pour les Occidentaux, ce n'est pas le moment de mettre
un assassinat politique sur le dos de leur ami Kasa-Vubu. Son régime
est trop fragile. Reste la solution katangaise. En juillet 1960, la
province cuprifère du sud du Congo a proclamé son indépendance.
Moïse Tshombe préside, mais les Belges gouvernent. Tshombe a toutes
les raisons de vouloir éliminer Lumumba, mais, comme Mobutu, il
devine que le prix à payer sera très lourd. D'abord pour sa chère
province. Fini l'espoir de la reconnaissance internationale d'un Katanga
indépendant. Ensuite pour lui-même. Et il n'a pas tort : dès que le
Front de libération nationale (FLN) prendra le pouvoir à Alger, il
poursuivra Tshombe de sa haine vengeresse, lui qu'il tient en partie
pour responsable de la mort de Lumumba. En juin 1967, le président
Boumédiène fera détourner son avion au-dessus des Baléares, et
l'enfermera dans un cachot où il mourra deux ans plus tard,
officiellement d'une « crise cardiaque ».
En 1960, Tshombe pressent-il tout cela ? Ce qui est sûr, c'est que
jusqu'à la mi-janvier 1961, ses tuteurs belges d'Élisabethville et
lui-même ont fait savoir à Bruxelles qu'ils ne voulaient pas
recevoir le « cadeau empoisonné » Lumumba.
Le 13 janvier 1961, tout s'emballe. Une mutinerie éclate au camp
militaire de Thysville, où Lumumba est enfermé depuis six semaines.
Du fond de son cachot, le tribun nationaliste a retourné une partie
de ses geôliers. Panique chez les Blancs de Léopoldville. Mobutu et
Victor Nendaka, le directeur de la Sûreté, un dur, réquisitionnent
Kasa-Vubu et s'envolent pour Thysville, où ils rétablissent la situation
in extremis, avec des liasses de billets. Mais le chef du camp, le
colonel Bobozo, un Ngbandi comme Mobutu, dit à celui-ci : « Si une
nouvelle mutinerie éclate, je ne pourrai plus garder Lumumba en
prison. »
Aussitôt, le scénario katangais est enclenché. Le 16 janvier au
matin, un télex de Bruxelles intime l'ordre à Élisabethville de
recevoir le prisonnier. Vu les propos publics des ministres de
Tshombe (« S'il vient chez nous, nous le tuerons »), aucun doute
n'est permis sur le sort qui attend Lumumba. Ce jour-là, le Premier
ministre belge, Gaston Eyskens, et Mobutu décident de sang-froid la
mort de Lumumba, avec la bénédiction de Dwight Eisenhower. Un crime
d'État et, pour les Congolais, le premier pas d'une longue descente
aux enfers.
Qui sont les huit Belges encore en vie mis en cause par la justice ?
La famille Lumumba, à l'origine de la procédure, refuse de dévoiler
leurs noms. Selon l'agence Belga, il pourrait notamment s'agir de
Jacques Brassinne, un diplomate qui était, sous la présidence
Tshombe, membre du « Bureau conseil », le gouvernement parallèle des
Belges à Élisabethville. Étienne Davignon serait également dans le
viseur : ancien vice-président de la Commission européenne, père de
la compagnie Brussels Airlines, il était à l'époque diplomate. Quant
à Charles Huyghé, il était le chef de cabinet du ministre katangais
de la Défense. Vu leur jeune âge au moment des faits, tous trois
n'étaient sans doute que des seconds couteaux.
Source: Jeune Afrique
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